La reine du fromage

Les reines incontestées du fromage en France

Dans les mois qui ont précédé la toute première édition fromagère du concours du Meilleur Ouvrier de France (MOF), organisé tous les deux ans pour récompenser les meilleurs artisans du pays, Nathalie Quatrehomme se souvient de sa mère fromagère, Marie, prenant possession du salon familial, montant et démontant un appareil en plexiglas supportant des dizaines de fromages différents.

"C'était en 2000, et j'avais 17 ans", se souvient Nathalie. "Elle s'est entraînée à le construire sur la table de notre salon pendant une année entière."

Le projet final de Marie, une véritable œuvre d'art surnommée "La Pyramide des Saveurs", commençait, se souvient Nathalie, par une base de véritable herbe au-dessus de laquelle poussait une véritable tour de fromages dont la saveur et la texture variaient, progressant de doux à affirmé, de laiteux et suintant de petit-lait à dense et friable.

"Elle a vraiment commencé par le lait", dit Nathalie. "L'herbe, puis les bouteilles de lait, puis les fromages, et encore et encore... c'était vraiment très joli".

Au moment où Marie Quatrehomme mettait au point sa tour de fromage, elle avait déjà subi une litanie de tests sur la culture du fromage, la technologie et le terroir pour le concours. Elle avait impressionné les jurés lors de dégustations à l'aveugle et répondu aux questions sur les appellations fromagères françaises, qui sont aujourd'hui au nombre de 46, chacune étant régie par une charte stricte qui régit tout, de la provenance régionale à la race animale. Elle a été interrogée sur la législation relative aux fromages et sur les aspects économiques de la construction d'un buffet de fromages - tout cela dans le but d'obtenir la reconnaissance, non seulement de ses pairs, mais aussi de la nation française dans son ensemble.

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"On peut dire que [La Pyramide] a été l'épreuve finale", dit Nathalie à propos de l'œuvre d'art fromagère de sa mère. Elle se souvient avoir assisté, une fois que Marie l'a construite pour la dernière fois lors du concours, à sa désignation comme l'un des quatre champions inauguraux de la catégorie, aux côtés de ses collègues fromagers Hervé Mons, Laurent Dubois et Christian Janier.

"A ce moment-là, j'ai vu mon père pleurer - mon père qui ne pleure jamais - tellement il était fier de sa femme", raconte Nathalie.

L'histoire du MOF

Le titre de Meilleur Ouvrier de France a été inventé en 1923 par Lucien Klotz, journaliste et critique d'art, pour récompenser l'excellence dans les domaines artisanaux. Depuis 1935, les concours de MOF sont organisés par le Comité d'Organisation des Expositions du Travail, sous l'égide du Ministère de l'Education Nationale.

Aujourd'hui, les concours sont ouverts aux artisans exerçant l'une des 230 professions différentes, allant du taxidermiste à l'accordeur de piano, du prothésiste dentaire au chocolatier. Ils sont en concurrence, non pas les uns avec les autres, mais avec un ensemble de normes quasi impossibles à atteindre. Après une série apparemment sans fin de défis, seuls ceux qui incarnent les valeurs du MOF - l'innovation, le travail acharné et "la recherche de la perfection" - réussissent à gagner le droit à vie de porter le col bleu, blanc et rouge symbolique.

Le monde du fromage, comme beaucoup de professions culinaires en France, a longtemps été régi par le genre. Nathalie explique qu'historiquement, dans une fromagerie, la place de la femme était souvent derrière le comptoir, pour vendre les fromages vieillis et soignés par son mari (c'est le cas dans de nombreux commerces alimentaires traditionnels français, à tel point que le mot boulangère, au grand dam des boulangères, est encore fréquemment défini dans les dictionnaires français comme étant "la femme du boulanger" et "celle qui vend le pain").

Dans le domaine du fromage, la victoire de Marie au MOF 2000 a été révolutionnaire. Et elle ne s'est pas contentée d'ouvrir la voie dans la toute nouvelle catégorie des fromages ; elle a été la première femme à obtenir une distinction MOF depuis la création du concours, plus de 75 ans auparavant. (Le travail de Marie lui a même valu, en 2014, la Légion d'Honneur, le plus haut ordre du mérite français).

"La première femme dans une catégorie du MOF est incroyablement significative, et ici, nous voyons que Marie Quatrehomme a gagné le titre aux côtés de plusieurs hommes", a expliqué Lindsey Tramuta, journaliste et auteur de The New Paris et The New Parisienne. "Elle était en infériorité numérique mais a prouvé que le sexe n'avait pas grand-chose à voir avec l'excellence dans le métier (la profession)".

Depuis 2000, un total de 24 MOF fromagers ont été désignés, représentant des producteurs comme Dominique Bouchait, des consultants et des enseignants comme François Robin, et des fromagers comme tous les lauréats inauguraux. Seuls quatre de ces MOF - Josiane Deal (2004), Laetitia Gaborit (2007), Christelle Lorho (2019) et Marie Quatrehomme - sont des femmes.

Mais briser les règles du genre est loin d'être la seule chose qui fait que la fromagerie Quatrehomme se distingue.

"Je pense que vous ne pouvez pas négliger le pouvoir d'une histoire familiale convaincante", a déclaré Tramuta. " Le beau-père de Marie a ouvert l'entreprise, elle l'a portée à la grandeur, et maintenant elle l'a transmise à ses enfants qui, espérons-le, veilleront à ce que l'héritage soit préservé pour les générations à venir ". Avec cette trajectoire générationnelle viennent l'expertise, la passion, le dévouement et une profonde compréhension du marché."

Le magasin phare Quatrehomme se trouve à la frontière entre les 6e et 7e arrondissements de Paris. Elle a été fondée par les grands-parents de Nathalie en 1953 : lui, le fils d'un agriculteur du Val de Loire venu à Paris en quête d'un nouvel avenir, et elle, la nièce d'un épicier breton. Le fait que la boutique, le nom et la tradition de la fromagerie soient des héritages transmis par le père de Nathalie, Alain, rend le choix de Marie de jeter son chapeau dans l'arène des MOF d'autant plus audacieux.

"Mon père était déjà bien implanté dans la profession", explique Nathalie, citant son travail pour les comités et le syndicat. Mais ce n'est pas tout. "Il est assez fier et en même temps assez discret", dit-elle. "Donc faire le concours n'était pas vraiment ce qu'il voulait, à la fois par fierté et par discrétion".

Marie, elle, "était un peu moins connue", explique Nathalie, mais elle n'en était pas moins dévouée.

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"Après avoir travaillé pendant 15 ans dans l'éducation des enfants, elle est devenue fromagère et s'est totalement investie dans son nouveau métier en devenant à la fois une autorité respectée pour tout ce qui concerne le fromage et une affineuse experte (une personne formée à l'art de l'affinage du fromage), tout en développant et en cultivant des relations étroites avec les fromagers de toute la France", explique Jennifer Greco, éducatrice en fromages français et guide touristique basée à Paris.

Malgré leur héritage familial et leur mère star, une carrière dans une fromagerie n'était pas forcément au programme pour la dernière génération de Quatrehommes, Nathalie et son frère Maxime.

"Il n'y a jamais eu de pression de leur part", dit Nathalie à propos de ses parents. "C'était un travail très exigeant".

Nathalie a plutôt construit une carrière enrichissante dans le marketing, mais après cinq ans, en 2010, elle a saisi sa chance et a repris un fil à fromage.

"Je me suis dit . J'ai essayé. Essaie, tout simplement. Tes parents, tes grands-parents ont travaillé toute leur vie pour ça. Ce serait une honte de ne pas essayer".

Une décennie plus tard, ce qu'elle avait dit à ses parents être une expérience d'un an est devenu sa vocation à plein temps.

"J'adore le fromage. J'aime le produit. J'aime le toucher. J'aime l'odeur de la cave", dit-elle. "Je peux me pâmer devant un fromage à pâte pressée ; je peux tomber amoureuse d'un chèvre plus dense et plus sec. J'aime le bleu - parfois, j'ai des envies massives de bleu. Je peux tout à fait savourer une croûte lavée".

Il n'est pas surprenant, au vu de la poésie qui s'échappe d'elle à la simple évocation de ses produits, que Nathalie ait un certain talent pour transmettre son amour du fromage à ses clients. C'est d'ailleurs à cette tâche que cette extravertie naturelle se consacre le plus souvent. Elle passe la plupart de son temps à la boutique phare, où une variété étonnante de 200 fromages peut être proposée à tout moment.

Aujourd'hui, Maxime et elle dirigent les cinq boutiques de la famille, réparties dans tout Paris et sa proche banlieue. Comme leurs parents et grands-parents avant eux, ils se répartissent les tâches en fonction de la répartition séculaire des sexes, mais plutôt en fonction des circonstances qu'en fonction de ces règles tacites.

"Je suis effectivement beaucoup plus souvent dans la boutique", dit-elle, notant que Maxime, quant à lui, a pris la place de son père et de son grand-père dans les coulisses.

"Nous n'avions pas forcément envie de reproduire ce schéma", dit-elle. "Et bien sûr, ils étaient en couple, et nous ne le sommes pas, mais il y avait cette espèce de truc de... ma mère dans la boutique, et mon père à l'arrière. C'est drôle."

Elle poursuit : "Honnêtement, plus que mon sexe, c'est vraiment une question de personnalité."

Maxime, plus réservé, semble bien adapté à la cave, où il donne à chaque fromage le traitement dont il a besoin pour s'affiner à la perfection. Certains doivent être lavés ou frottés avec une solution de saumure ou d'alcool, d'autres doivent être retournés et brossés. La température et l'humidité doivent être surveillées de près, et les fromages doivent être examinés minutieusement afin qu'ils ne soient vendus qu'au sommet de leur perfection.

Si certains producteurs de fromages vieillissent sur place, beaucoup d'autres confient ce travail - et leurs fromages non finis - à des affineurs comme Maxime à Quatrehomme. Le célèbre affineur Hervé Mons, qui a obtenu la distinction MOF la même année que Marie, travaille avec 130 producteurs pour affiner 250 fromages différents à tout moment dans ses installations du Roannais, dans le centre de la France. Chez Quatrehomme, explique Nathalie, l'affinage se fait à une échelle plus modeste.

"Nous vieillissons, mais soyons honnêtes, nous vieillissons surtout de petits morceaux", a-t-elle expliqué. "Nous sommes à Paris, nous ne faisons pas vieillir nos Comtés". (Les fromages à pâte pressée de 50 kg du département du Jura, dans l'est de la France, prendraient beaucoup trop de place dans leur immobilier parisien limité, car ils sont vieillis pendant des mois - ou des années - pour atteindre leur parfaite cuisson).

Au lieu de cela, la cave de 25 m² de Quatrehomme est consacrée à des fromages de chèvre plus petits, des tommes de lait de brebis, des camemberts et des bries à croûte fleurie, ainsi que des époisses et des langres à croûte lavée, que les frères et sœurs lavent à nouveau dans l'alcool lorsqu'ils vieillissent jusqu'à atteindre la perfection liquide et puante.

"Nous faisons de beaux Maroilles lavés à la bière", dit-elle. "Et nous faisons de belles Langres en Champagne."

Et le vieillissement n'est pas la seule façon pour les frères et sœurs d'ajouter une touche de personnalité à leurs fromages.

"En plus d'être des agers, nous transformons les fromages".

"En plus d'être des agers, nous transformons les fromages", explique Nathalie, évoquant une poignée d'offres familières aux habitués des fromageries parisiennes : Brie à la truffe ; Camembert trempé dans du Calvados et roulé dans de la chapelure. Mais d'autres produits de la boutique sont des créations uniques. La Fourme d'Ambert est farcie d'une pâte sucrée de figues et de noix pour contrebalancer le funk du bleu. Un camembert mendiant est recouvert de confiture, de noix, de fruits secs et d'une touche de chocolat noir.

Maxime a même créé deux fromages de chèvre fumés, chacun ayant une couleur terre de sienne brûlée. L'un est un crottin tendre et cédant, l'acidité lactique équilibrant la richesse de la fumée. L'autre, un charolais de Bourgogne en forme de tonneau, est infusé au whisky japonais Nikka et présente une texture plus fondante et crayeuse. Le développement de ces deux créations a nécessité de nombreux essais et erreurs.

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"Nous avons dû trouver un équilibre entre le moment où le fromage est suffisamment vieilli - mais pas trop - pour résister au processus de fumage", explique Nathalie. "Le fumage induit de la chaleur, donc s'il est trop chaud, il fera fondre le fromage".

Tout aussi compétente que son frère en matière d'affinage, Nathalie se concentre sur son rôle de maîtresse de maison au sein de la boutique, qui, pour elle, n'a rien à voir avec le fait d'être une femme. 

"A l'époque de mes parents, il n'y avait que des vendeuses", raconte Nathalie. "Maintenant, nos équipes sont beaucoup plus mixtes, avec beaucoup d'hommes derrière le comptoir".

Et ce n'est pas la seule façon dont l'industrie du fromage évolue. Comme de nombreuses carrières dans le domaine culinaire, le rôle de fromager ne porte plus le stigmate qu'il avait autrefois.

"Quand j'étais enfant, je me souviens qu'avoir des parents fromagers n'était pas forcément très bien vu", dit-elle. "Il était préférable d'avoir des banquiers comme parents, ou des avocats".

Aujourd'hui, le vent a tourné, et le monde du fromage attire des personnes issues d'autres carrières qui auraient autrefois été tenues en plus haute estime.

"Les banquiers se reconvertissent pour devenir fromagers", dit Nathalie. "Et c'est formidable."

"Aujourd'hui, être fromager, c'est un métier lié à une passion et à une histoire, avec des produits nobles fabriqués dans de belles régions par des gens qui sont vraiment attachés à un terroir."

"Aujourd'hui, être fromager est un métier lié à une passion et à une histoire, avec des produits nobles fabriqués dans de belles régions par des personnes réellement attachées à un terroir", a déclaré Nathalie. "Je pense que les gens ont envie de bien manger, de savoir d'où vient leur nourriture. Et je pense que tout cela contribue à ce que maintenant on ait une image de cuisiniers et de pâtissiers, mais aussi de bouchers et de poissonniers et de fromagers, qui a vraiment beaucoup évolué."

La passion de Nathalie pour son travail - et l'héritage qu'elle a reçu - pourrait faire croire qu'elle est prête à devenir le deuxième MOF de la famille. (Le septième concours axé sur le fromage aura lieu en octobre prochain).

Mais pour l'instant, Nathalie tient de son père par son humilité, et elle n'a pas encore fait la démarche de suivre complètement les traces de sa mère. 

"Peut-être que ce sera pour une autre fois dans ma vie", a-t-elle déclaré. "Pour le moment, je vis encore ma vie de jeune mère, j'essaie de jongler entre le travail et la vie".

Cela dit, la lueur est revenue dans son œil alors qu'elle souriait, haussait les épaules et ajoutait : "Il ne faut jamais dire jamais."

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